LE 8 JANVIER 1896, MORT DE PAUL VERLAINE

Publié le par L' équipe du blog.

Paul Verlaine, mort il y a 120 ans le 8 janvier :

«Je préfère le décadisme. Je suis décadent!»

LES ARCHIVES DU FIGARO - Il y a 120 ans, le 8 janvier, Verlaine s'éteignait à Paris. À cette occasion, découvrons son interview parue dans nos colonnes le 2 février 1891. Il s'interroge sur la signification du mouvement littéraire du symbolisme et des décadents.

Paul Verlaine (1844-1896), malade, mène une vie de misère les dernières années de sa vie. Il erre entre les logis provisoires et les hôpitaux parisiens: Tenon, Cochin, Saint-Antoine et surtout Broussais dont il devient un habitué. Il y reçoit ses amis comme s'il était chez lui. C'est donc dans cet hôpital parisien qu'Adolphe Possien, pour Le Figaro, le rencontre en 1891. C'est cette même année qu'il rédige ses chroniques sur la vie hospitalière, Mes hôpitaux: «Je préfère l'hôpital, puisque tel est mon lieu fatal…»
Au cours de l'entretien, Verlaine- à qui l'on attribue la paternité du texte fondateur du symbolisme: Art poétique paru en 1882 - expose ses critiques sur le symbolisme. Sur un ton, non sans esprit, il se proclame «décadent». Suivant l'analyse de Francis Camody*, «le décadentisme littéraire constitue une variante réaliste ou naturiste du symbolisme». Comme le laisse entendre Paul Verlaine, peu féru de théorie littéraire , «il ne faut pas s'attarder à ces querelles de mots»…

*(Le Décadisme. In: Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1960, n°12. pp. 121-131)

Article paru dans Le Figaro du 4 février 1891.

Décadents et symbolistes. Une conversation avec M. Paul Verlaine

J'ai eu, hier, l'occasion de voir Paul Verlaine à l'hôpital où le poète a pris ses quartiers d'hiver. Chargé, par un ami commun, de m'informer de l'état de sa santé, je comptais m'acquitter simplement de cette modeste mission, lorsque le hasard, hasard facile à prévoir, d'ailleurs, amena la conversation sur la littérature contemporaine. Désireux d'obtenir enfin les éclaircissements que, depuis longtemps, je recherchais sur les tendances littéraires des décadents et des symbolistes, j'interrogeais Verlaine sur les espérances de ces conspirateurs des lettres...

- C'est donc une interview? me répondit-il en riant. Soit, je me soumets; au surplus, cela devait m'arriver. Un de vos confrères n'a-t-il pas eu, tout dernièrement, la singulière idée de me demander mon opinion sur les femmes du monde! Elle est drôle, n'est-ce pas? Mon opinion sur les femmes du monde! à moi pilier de l'hôpital, à moi qui toujours ai traîné de garni en garni, à moi un sauvage! De quel monde d'abord…? Non, voilà qui est bizarre! Vous voulez que je vous dise ce que je pense des symbolistes? Je me lève alors pour vous parler plus facilement.

«Me voilà prêt, nous pouvons parler librement, je suis ici chez moi».

Paul Verlaine

Et prestement Verlaine se mit sur son séant et s'habilla.

- Me voilà prêt, reprit-il nous pouvons parler librement, je suis ici chez moi.

Puis, regardant ses compagnons d'infortune, il ajouta «Chez nous».

Le poète disait vrai: adossé nonchalamment contre un mur, promenant un regard assuré sur ses voisins, il semblait aussi à l'aise dans cette salle d'hôpital que s'il eût péroré, dans un café, devant un cénacle d'amis.

- Qu'est-ce que les symbolistes, n'est- ce pas? continua-t-il. C'est ce que vous désirez savoir. Eh bien! c'est une question que je me pose souvent. Autant de symbolistes, autant de symboles différents. Le symbole de quoi?... Voilà encore ce que j'ignore. Mais le symbole, c'est la métaphore, c'est la poésie même…
Je sais bien qu'il est des poètes qui s'intitulent symbolistes, Jean Moréas est de ceux-là; cependant Moréas est clair, il prétend aussi procéder de François Villon et de Ronsard, et ceux-ci n'étaient pas symbolistes, car il fallait vraiment qu'ils fussent clairs de leur temps, pour l'être autant de nos jours. Mallarmé, lui, est symboliste.

» Il y a eu scission dans le groupe des décadents; au milieu de nous les symbolistes ont pris place. Ce sont des spécialistes, spécialistes du symbole. Je veux employer pour les définir une image qui m'est familière et que je répète volontiers:

» La poésie est un clavier, le poète un artiste. Il peut tout en sortant de la traditionnelle routine, en brisant les vieux moules, tirer des effets nouveaux, en inventant de nouveaux accords, mais s'il frappe au hasard, ou à côté, le rythme a disparu, le son n'existe plus, l'imagination a dépassé le but à atteindre et nous pataugeons dans les vers de dix-sept, de dix-huit, de vingt-quatre pieds, avec des métaphores d'une hardiesse incontestable: voilà les symbolistes!

«Mon intention, en critiquant ainsi les symbolistes, n'est pas de médire de Moréas, je le considère, au contraire, comme un vrai poète»

Paul Verlaine

»Mon intention, en critiquant ainsi les symbolistes, n'est pas de médire de Moréas, affirma vivement Verlaine, je le considère, au contraire, comme un vrai poète. Par rang d'âge, comme par l'importance, je le placerai «ex aequo» avec Charles Morice. Il a de l'harmonie, il est musicien.

» Je refuse néanmoins, dit-il, non sans une pointe d'ironie, de m'occuper du symbolisme. Je préfère le décadisme. Je suis décadent! Ce n'est pas nous, d'ailleurs, qui avons inventé ce nom, il nous fut jeté à la face en manière d'insulte, par quelques journalistes; nous l'avons ramassé, il sert à nous désigner.

» Le décadisme, mais c'est la littérature «fin de siècle», pour me servir d'une autre expression qui me répugne.

Les décadents font suite aux parnassiens, qui furent eux-mêmes les successeurs des romantiques. Le romantisme descend en ligne directe du classicisme; je parle des vrais classiques, de Racine par exemple, et non de ce classicisme cher à Monsieur Viennet.

» II ne faut pas s'attarder, reprit Verlaine avec animation, à ces querelles de mots. L'art est une tradition et le décadisme n'a pour but que de réagir contre le naturalisme. Les romanciers de cette école ne sont d'aucun temps et rompent avec la tradition; malgré la grande admiration que j'ai pour Zola, je ne puis donc qu'applaudir à notre mouvement littéraire qui est une réaction contre le naturalisme, tout en restant sur le terrain de la vérité, de l'observation et même du bon sens et de la mesure.

«Notre mouvement littéraire est une réaction contre le naturalisme»

Paul Verlaine

- Quels sont donc, selon vous, les jeunes destinés à poursuivre les traditions de la littérature française?

- Je vous ai nommé Jean Moréas et Charles Morice. Je continuerai par de Régnier, Francis Viellé-Griffin; celui-ci a l'effort difficile, son origine étrangère- Griffin est Américain- le pousse peut-être à être plus symboliste que nature. Tous deux, tout en ayant une valeur incontestable comme poètes, feraient difficilement, pour le moment, une œuvre de longue haleine en prose.

Stuart-Mevrell, encore un étranger, Kahn, Dujardins, ce sont surtout des prosateurs, principalement Kahn, qui est un puissant esprit critique, possédant un don particulier d'analyste. Raynaud, admirablement doué... Ah! n'oublions pas, parmi les jeunes de lettres, Mme Krysinska. Mme Krysinska ne fait pas de vers, à vrai dire, elle remplace la rime par des assonances, un peu comme l'indiquait Flaubert dans Salammbô et dans la Tentation de Saint-Antoine.

- Et Charles Vignier?

- Mon élève, m'a-t-on dit, je n'en sais rien, mais son livre - unique: Centon, est une des choses les plus délicates que je connaisse. Maurice du Plessis, que je n'ai pas encore nommé, mérite également une citation: beaucoup de talent, mais a trop peu produit. Je ne parlerai que pour mémoire de Maurice Barrès et de Paul Adam, vous les connaissez, des prosateurs et quel talent!

- Que pensez-vous de René Ghil?

Paul Verlaine réfléchit un instant, puis empruntant un mot à Balzac:

- Canalis*, n'en parlons pas, c'est un grand homme!

- Est-il décadent et de la bonne école?

- Peuh!... instrumento-révolutionniste!

- Et Baju, de célèbre mémoire, comme rédacteur en chef du Décadent?

- C'est un bon garçon, très intelligent.

«Mallarmé, c'est un poète, c'est un très grand poète»

Paul Verlaine

- Arrivons au symboliste Mallarmé?

Verlaine devint subitement grave d'une inquiétante gravité, puis à voix basse:

- C'est un poète, c'est un très grand poète!

- Nous n'en oublions pas?

- Pas que je sache, mais autour de notre groupe gravitent un certain nombre d'artistes: peintres, sculpteurs, musiciens, qui sont dévoués à nos idées. Quelques-uns d'entre eux même se risquent en littérature. Je vous citerai mon ami A.-F. Gazals, dessinateur et chansonnier, très spirituel, point toujours très doux: le sculpteur suisse Niederhausen, vulgo Rodo, Baud, suisse aussi, graveur. Ceux-là ne font pas de littérature, mais ils goûtent la nôtre et ne détestent ni Ronsard, ni Villon, ni même Racine.

- Une dernière question. Pourquoi l'Ecole décadiste n'a-t-elle pas encore abordé le théâtre?

- Il y en a des nôtres, cependant, qui ont fait du théâtre mais, au fait, vous avez raison ils étaient si peu décadents! Ils ont versé dans le naturalisme. L'École attend, pour manifester ses tendances, que les auteurs dramatiques et les auteurs attitrés du Théâtre Libre** aient déblayé le terrain.

- C'est une raison!

Et, sur ces mots, je pris congé du poète.

- Pas sans que je vous reconduise, s'écria Verlaine; vous oubliez toujours que je suis ici chez moi.

Et, cérémonieusement, l'auteur de Parallèlement m'accompagna jusqu'à la porte, non sans rire de son singulier accoutrement.

Par Adolphe Possien.

* Référence à un personnage de la Comédie Humaine d'Honoré de Balzac.

** Théâtre créé en 1887 par André Antoine, afin de rénover le spectacle par une mise en scène réaliste et par l'interprétation de jeunes auteurs naturalistes (Zola, Curel, Brieux) et étrangers (Ibsen, Strindberg). En 1897, il prit le nom de Théâtre-Antoine. (Encyclopedie Larousse).

LE 8 JANVIER 1896, MORT DE PAUL VERLAINE

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H
Je vous signale, à toutes fins utiles, que l'en-tête de votre article dit:<br /> Le 8 janvier 1895, mort de Paul Verlaine.<br /> Ceci n'est qu'une erreur typographique, mais il convient de la corriger en mettant 1896.<br /> Bien cordialement,<br /> Hervé VILEZ.
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L
Merci pour la remarque.